Centré sur les corps, le travail de Clarisse Hahn frappe par sa façon de prendre de face la présence et les habitus d’autrui, dans une grande crudité salubre et désirante. Au principe du style de Clarisse, la série "Boyzone" (entamée en 1998 et toujours en cours) échantillonne dans la rumeur du monde quelques gestes, quelques mouvements de figures masculines ordinaires prises dans leurs activités usuelles : soldats, ragazzi, travailleurs, sportifs, maître-chien… Avec ses premières formes de description libre de toute narrativité, Clarisse Hahn inscrit son travail dans la tradition originelle des séries analytiques qui court d’Étienne-Jules Marey à Phill Niblock ou Harun Farocki.
Affronter l’intensité du corps comme chair, comme viande, comme fantasme, dans l’organicité prise en charge par les rituels et les constructions sociales mais qui pour finir résiste à toute symbolisation : sans rien juger ni même qualifier, les films de Clarisse Hahn fouaillent la palpitation de la vie dans le vivant. Chacun d’eux surexpose un état somatique à la fois biologiquement ordinaire et socialement extrême. En 1999, "Hôpital" explore la maladie et la mort ; en 2000 et 2003, le diptyque "Ovidie" et "Karima" se consacre aux pratiques sexuelles et à leur exhibition ; en 2005, "Les Protestants" vient les compléter sur le terrain mitoyen des pratiques de la pudeur et de la bienséance. Dans la franchise descriptive disparaît toute normativité, donc aussi toute déviance : ne subsistent que des singularités, individualisées ou traitées en grappes.
À partir de 2009, ce grand tranchant documentaire se met au service de la cause kurde et plus largement des luttes populaires : d’abord avec l’intime "Kurdish Lover" (2010), puis avec la trilogie "Notre Corps est une arme" (2011), montrée en installation comme en projection traditionnelle. C’est forte d’une conscience politique conquise à force de se plonger à corps perdu dans le monde, à force de recherche formelle sur les nuances produites par la violence de l’incontestable apparition d’autrui, que Clarisse Hahn aborde le tournant de la fiction. D’abord avec "Querido Amigos" (2013), où le contrepoint d’images documentaires et d’une correspondance épistolaire rédigée par Thomas Clerc produit des effets de narrativité inédits, tempérés de mélancolie, dans cette œuvre jusqu’alors farouchement vouée à l’immédiateté de la présence. Puis, avec la préparation au long cours d’un film de fiction consacré au passé de la résistance kurde, un passé sans images et qui requiert alors d’élaborer des formes justes de représentation, au sens politique, électif, de ce terme. (Nicole Brenez - Politiques de la présence, Juin 2018)